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Piscines de Bègles et de Bordeaux (Judaïque)

Écrit le 25 octobre 2023

Comparaison et commentaires

Après 1918, la fin de la première guerre, commence une période où l’hygiène est mise en avant. Après l’épidémie virale (1918-1920) dite grippe espagnole, la tuberculose est devenue le principal sujet de santé publique. La lumière du soleil a une action thérapeutique bénéfique reconnue sur cette maladie, ce qui va se traduire dans l’architecture des bâtiments publics et les maisons individuelles. La lumière naturelle doit maintenant entrer partout. Hygiène encore : les maires de chaque ville doivent construire un quota par habitant de bains-douches, de dispensaires et d’équipements sportifs tels que piscines (presque inexistantes auparavant), stades, salles de sports. Une compétition entre les villes nait alors. La France se couvre enfin d’équipements sportifs qui, grâce à l’utilisation nouvelle du béton, du verre et de l’acier, permettent parfois d’obtenir des bâtiments d’une qualité esthétique exceptionnelle. Jugez-en !

 Piscine de la Butte aux Cailles à Paris 13e construite en 1924. Photo nageurs.com

Ou à Toulouse : la piscine Albert Nakache (1934) dont voici le bassin d’hiver accompagné d’un exceptionnel bassin d’été par ses dimensions de 150 m sur 40.

photo journaldesfemmes.fr

Ou encore le stade nautique de Bruay-la-Bussière (1936) d’une unité esthétique remarquable.

Sans oublier la piscine de Roubaix, transformée depuis en musée, et qui est plus connue. Les architectes de renom de l’époque se devait de participer à la vague hygiéniste de l’époque. J’ai nagé dans l’exceptionnelle piscine des Amiraux à Paris, construite à l’intérieur d’un HBM (habitation à loyer modéré, ancêtre des HLM) remarquable couvert de petits carreaux blancs façon métro. Ensemble dû à Henri Sauvage en 1927. Beaucoup de ces piscines des années trente, remarquables à un titre ou un autre, sont actuellement protégées par les monuments historiques. Dont les deux, objet de cet article.

« On ne conçoit pas une grande ville moderne sans piscine publique de natation. » déclare Adrien Marquet le 1er aout 1930, il est maire de Bordeaux depuis 1925. Il va passer à l’acte avec la piscine de la rue Judaïque. Mais c’est à Bègles, banlieue de Bordeaux, que sera inaugurée la toute première piscine couverte de l’agglomération.

La comparaison des deux édifices de Bègles et de Bordeaux, sujet de cet article, permet de bien percevoir la différence entre les deux styles architecturaux qui naissent ensemble au début des années vingt.

Photo Alain De Cal

La piscine de Bègles a été inaugurée le 4 décembre 1932.

La piscine de Bordeaux, rue Judaïque, inaugurée le 14 avril 1934. Leurs différences sautent aux yeux.

Nos deux piscines girondines sont évidemment construites durant la même période historique dite de l’Art Déco. Soit entre 1918 et 1940. Mais elles ne relèvent pas du même style architectural. La confusion fréquente se fait entre période historique Art Déco et style Art Déco. Durant la période historique de l’Art Déco sont nés deux styles architecturaux différents : le style Art Déco né en France, mais aussi le style international (appelé moderniste au début), qui est né, lui, en Europe centrale : Autriche et Allemagne (Bauhaus).

La piscine de Bègles relève totalement du style Art Déco, la piscine de Bordeaux Judaïque relève plutôt du style international. Pourtant il n’y a que quinze mois et dix jours d’écart entre leurs inaugurations. Ces deux piscines se différencient non seulement par le choix du style architectural des bâtiments mais également par les aménagements techniques internes. Ces choix de style étant dictés par la volonté du commanditaire et par les budgets alloués. Bègles étant alors une ville ouvrière de 22 000 habitants. La ville de Bordeaux dix fois plus peuplée, pouvait donner plus d’ampleur à son projet nautique.

La piscine de Bègles est constituée de deux ailes en équerre, séparées par le hall d’accueil. Dans l’aile gauche: une piscine de 20 mètres par 5 couloirs. À droite, les bains- douches en cabines individuelles. En 2006 une piscine normée couverte de 25 m sera ajoutée à coté de l’ancienne petite piscine transformée en espace de jeux.

Photo Alain De Cal

À Bègles, toutes les possibilités décoratives de l’Art Déco à ses débuts, sont utilisées : les décors géométriques comme la frise en zigzag. D’ailleurs à cause de l’utilisation fréquente de ce motif, les historiens d’art dénomment « Art Déco zigzag » le tout début de ce style vers 1920-1925. On utilise aussi les éléments floraux traditionnels : roses et palmettes stylisées (c’est à dire non réalistes) en méplat (le relief est aplati), comme lune très savante calligraphie « piscine bains » et « natation douche », comme les pilastres avec une utilisation de plusieurs plages de mosaïques colorées et géométrisées avec plusieurs effets esthétiques, sur les murs: briques de couleurs différentes assemblées en motifs. On frise ici la surcharge décorative alors que l’évolution du style Art Déco se veut de plus en plus sobre en éliminant progressivement la décoration ajoutée. En 1932, la décoration omniprésente, la géométrie appuyée, les diverses couleurs de la piscine de Bègles, signent comme un petit retour en arrière vers les débuts de l’Art Déco. Celte décoration appuyée m’évoque la Sécession: l’art 1900 autrichien.

Photo Alain De Cal

À Bègles toujours, la charge décorative Art Déco se poursuit sur les fenêtres avec un original petit-fer (équivalent du petit-bois ). L’escalier de l’entrée d’origine à gauche est lui aussi décoré de mosaïque. L’auvent est en béton ajouré avec des verres colorés. L’entrée actuelle se fait depuis 2006 à droite de l’image.

Photo Alain De Cal

Détail d’une fenêtre de la piscine de Bègles : tout est Art Déco, le petit- bois avec les impostes du haut d’une géométrie originale et surtout les vitres en dépoli ornementé d’une frise verticale en zigzag et de roses stylisées.

La piscine Judaïque de Bordeaux contraste par son ciment lisse et peint, laissé nu sans la moindre décoration ajoutée, sauf le beau Neptune de Maurice Picaud (« Pico ») artiste parisien renommé qui était le décorateur attitré des meubles de Ruhlmann et le sculpteur de la façade des Folies Bergères à Paris.

Ce Neptune sur son monstre marin est l’unique décoration, très Art Déco stylisé, ajoutée comme une petite concession à ce style, sur la façade de la piscine Judaïque qui relève du style international. La présence de ce Neptune décoratif en méplat francise en quelque sorte cette façade. Le bâtiment est entièrement en ciment lisse, les fenêtres en bandeau, huisserie réduite. Ce sont les ouvertures : fenêtres et portes, et des volumes apparents, ici l’escalier d’accès au premier étage, qui animent cette façade.

Photo Alain De Cal

L’ancien vestibule d’entrée de la piscine de Bègles a été transformé en restaurant depuis 2006. Les portes de droite donnaient sur la petite piscine transformée en espace de jeux depuis cette date. La décoration intérieure ajoutée est aussi importante qu’à l’extérieur : carrelage en mosaïque à motifs très Art Déco, toutes les vitres sont reprises avec du petit-bois, la décoration en plâtre avec roses stylisées en demi-cercle sur les portes et sur le dépoli des vitres.

Ce qui contraste avec l’entrée de la piscine de Bordeaux, ce sont les murs de ciment lisse avec partie inférieure en cailloux lavés. On peut noter aussi la présence de verre Nevada au plafond (inventé vers 1920 aux USA). Ce verre très solide permet de marcher dessus, et apporte un éclairage naturel par le plafond. Le sol est couvert d’un carrelage rouge en opus incertum. L’ensemble n’est pas monotone à cause des ouvertures naturelles des portes et verrières, il n’y a pas la moindre décoration ajoutée.

Photo Alain De Cal

À Bègles, le sol du couloir des cabines est recouvert par un tapis de mosaïque Art Déco.

Photo Alain De Cal

Toujours à Bègles, devant la caisse, on est accueilli par un véritable tapis en mosaïque colorée avec motif géométrique central et des bords.

Photo Alain De Cal

À Bordeaux, pas de décoration ajoutée mais un ensemble de cabines en béton incrusté de cailloux lavés, le carrelage en opus incertum est de grande qualité pour un observateur averti. Le ciment de jointage est très peu visible. Ces équipements construits il y a 90 ans restent toujours propres et avenants. Partout l’architecte a varié les formes (en utilisant juste des éléments fonctionnels de construction : piliers, murs, bancs) et les couleurs pour éviter la monotonie. Le caniveau blanc anime le sol avec quelques carreaux noirs.

Photo Alain De Cal

Ces cabines construites vers 1933-1934 servent toujours. Les murs sont en cailloux lavés colorés incrustés. Le carrelage blanc des cabines toujours en opus incertum, est bien limité par une bordure noire pour différencier les espaces du couloir en rouge. Le verre Nevada permet d’éclairer naturellement l’étage inférieur. Les systèmes de fermeture des cabines ont évolué plusieurs fois depuis l’origine. Mais l’investissement des années trente se révèle ici pertinent et durable. La piscine de 1934 sert toujours même si les baigneurs ne vont plus, pour la majorité, dans ce bassin.

Photo Alain De Cal

Aux cabines individuelles s’ajoutent quelques vestiaires collectifs. Pas de décoration ajoutée. La monotonie est évitée par les couleurs et les formes fonctionnelles des bancs et de l’architecture. À noter la colonne et la bouche de chauffage par air pulsé d’origine géothermique artésien qui est toujours fonctionnelle 89 ans après l’inauguration.

Le bassin d’origine de la piscine de Bègles a été désaffecté à cause de problèmes techniques liés à l’âge : fuites et aussi de par ses dimensions réduites ne permettant pas d’accueillir beaucoup de monde.

photo anr33.fr

Les cabines sont encore présentes autour du bassin, mais le mur du fond avec sa très logique fontaine a été malheureusement détruit. Le plafond en verre coloré existe toujours. Il est maintenant visible dans les couloirs. Remarquez les arcs tendus en béton armé qui soutiennent le toit, c’est une architecture nouvelle à l’époque.

photo anr33.fr

Favoriser la pratique des sports et en particulier l’apprentissage de la nage pour les scolaires, était un des buts poursuivi par les politiques et les édiles des années vingt. Avec la multiplication des nouvelles piscines couvertes, la natation française s’est alors structurée (en février 1919). La France rattrapait son retard par rapport aux pays voisins.

État presque actuel de l’ancienne piscine de Bègles, transformée en espace transgénérationnel et ludique.

La piscine d’origine couverte Art Déco de Bègles était trop petite dès le départ pour couvrir la demande. Une piscine découverte a d’abord été ajoutée, à laquelle a succédé, en 2006, une piscine couverte de 25 m x 5 couloirs dont l’eau a la particularité d’être filtrée et régénérée par un bassin annexé et paysagé avec des plantes filtreuses. Mairie écologique oblige. Les anciennes cabines de douches servent maintenant de cabines de déshabillage pour la nouvelle piscine.

Photo Sud Ouest

État d’origine du hall d’entrée de la piscine de Bègles avec buffet du bar et table polygonale en béton avec tabourets (détruits). On constate la décoration omniprésente…

… qui contraste avec l’absence de décoration dans ce qui était à l’origine le bar vitré de la piscine Judaïque (non utilisé en tant que tel actuellement). Les lampes en boule signent les années trente.

Photo Alain De Cal

À l’inverse de l’Art Déco le style international tire de sa sobriété décorative des effets tenant à la géométrie et aux lignes de fuite et aux contrastes de couleurs des matériaux . L’immense plafond avec sa grille qui le compartimente permet à la lumière naturelle d’inonder le couloir. Je ne pense pas que les couleurs actuelles vert/rouge du haut des murs soient d’origine. L’éclairage naturel est suppléé de nuit par des boules électriques bien typiques. Le verre Nevada du sol éclaire naturellement l’étage du dessous: celui des cabines. La construction d’origine n’a pas eu besoin d’être retouchée. Peut on dire que ce couloir de 90 ans a vieilli ?

Photo Alain De Cal

Un couloir de part et d’autre dessert la piscine couverte de 1934 normée (à l’époque) à 25m par 6 couloirs. À l’inverse de la petite piscine d’origine de Bègles, cette piscine est utilisée depuis 89 ans (en 2023). Il n’a pas été utile de la modifier, juste de l’entretenir, elles est restée fonctionnelle. C’est surtout actuellement la piscine de différents clubs. Elle est éclairée par d’immenses baies sur huisserie métallique. Ces fenêtres sont doublées pour éviter la condensation. Tout comme le plafond double de béton avec ses décrochages. Aucune condensation avec gouttelettes intempestives ici. Cette trouvaille technique sera reprise dans d’autres piscines. Murs en béton incrusté de cailloux comme partout dans cette piscine, avec des rainures noires derrière le tremplin. Carrelage noir avec un bandeau de mosaïque or qui contracte avec le carrelage noir. Voila UN élément décoratif ajouté! Le maire Adrien Marquet qui suivait attentivement les réalisations de ses services, serait intervenu pour modifier le choix des couleurs du carrelage. Le tremplin est l’élément fonctionnel et aussi décoratif principal, il attire bien l’œil en contrastant avec la plage murale de carrelage noir avec liseré d’or et l’horloge.

photo Alain De Cal

L’esthétique soignée des tremplins, le contraste entre le carrelage noir et le mur en cailloux lavés suffisent pour l’esthétique très géométrisante, très travaillée, sur cette photo. Pas besoin de décoration ajoutée juste des éléments fonctionnels. Le filet doré de mosaïque est la seule concession décorative. On est loin de la piscine de Bègles.

Photo fonds Francis Baudy

La piscine d’hiver couverte dont on voit les immenses portes fenêtres coulissantes de 10 m de haut ouvertes sur la gauche, était accompagnée d’une piscine d’été de 50 m sur 8 couloirs (la norme actuelle) avec gradins, tremplin et plongeoirs. On utilise juste la géométrie : verticales, horizontales, lignes de fuite. Du pur style international : plus besoin d’ajouter de la décoration. Le bâtiment du fond correspond à l’espace sportif Chauffour avec son stade, qui venait compléter l’ensemble sportif très ambitieux voulu par Adrien Marquet vers 1930. L’espace sportif Chauffour est un bâtiment tout béton lisse avec fenêtres bandeau et une rotonde à droite. Cette dernière est un élément architectural typique de cette époque rendu possible par l’utilisation du béton et du verre. On le retrouve souvent. À Bordeaux dans les quatre postes d’arbitrage typique du stade de Lescure, ou au square Buscaillet, à l’ancien aérodrome de Mérignac (détruit) etc.

Photo un airdefemme.fr

L’ensemble sportif de la piscine Judaïque, du stade Chauffour a fière allure en plein centre ville. En diagonale du haut à gauche en bas à droite on reconnait : la rue Judaïque, le fronton et les arches de l’ancien portail XVIIIe du manège d’équitation déplacé ici. La piscine d’hiver avec son volume gris très saillant. De part et d’autre, les toits ondulés blancs des cabines de bain. Puis la nouvelle piscine avec son toit ouvrant construite depuis 1995 pour remplacer la piscine découverte d’origine. Cette nouvelle piscine n’est pas aux normes olympiques actuelles malgré ses 50 m de long par 8 couloirs. Bordeaux bénéficie donc ici de deux piscines couvertes utilisables toute l’année. Et de l’espace sportif Chauffour très 1930, avec ses quatre étages blancs : salles diverses de sports et du stade d’athlétisme au milieu de la photo. Plus bas les arbres et le bassin orthogonal correspondent au monument aux Morts de la ville de Bordeaux, déjà construit par Jacques D’Welles dès 1929. Enfin la très belle église – le premier baroque bordelais- de Saint Bruno (1620) seul témoin restant d’une chartreuse disparue.

Il est étonnant de constater pour ces deux piscines une telle différence architecturale. C’est vraisemblablement le choix personnel des édiles de l’époque. Alexis Capelle, le maire de Bègles, a choisi le style Art Déco bien français, pourtant déjà en déclin vers le début des années trente. Adrien Marquet était un innovateur voulant transformer Bordeaux en y laissant une marque de maire bâtisseur audacieux. Il était au courant des deux styles nés à cette époque là, et n’a pas hésité à confier par ailleurs à l’architecte Raoul Jourde des constructions municipales dans le style international (style d’origine allemande et aussitôt caricaturé localement en « style boche » à l’époque) comme la régie municipale du gaz et de l’électricité (1932-1934) avec une tour de béton qui dépassait de quelques mètres le clocher voisin de la cathédrale Pey Berland. Scandale assuré à Bordeaux la « ville de pierre ». Il récidivera, avec le même architecte pour le stade de Lescure (Chaban-Delmas). Louis Madeline l’architecte de la piscine Judaïque connaissait très bien les nouveautés d’outre Rhin. Il a réalisé son bâtiment avec les matériaux de son époque, béton acier et verre et avec des innovations techniques qui fonctionnent toujours actuellement. Les possibilités financières de Bordeaux ont permis de construire d’emblée un bassin couvert normé de 25 m qui est toujours utilisé aujourd’hui. La décoration ajoutée de Bègles avec de multiples matériaux différents était plus fragile et a été un peu abimée avec le temps. Obsolescence qui n’est pas perceptible à Judaïque avec ses ciments simples de qualité, et sa couverture de petits cailloux lavés.

La piscine Judaïque de 1934, est l’heureux résultat de la rencontre d’un maire bâtisseur audacieux, d’un architecte innovant ayant réalisé un édifice techniquement performant et esthétiquement beau. Ce coup de maitre va être renouvelé avec le stade municipal en 1938.

Jean-Claude Pelet (octobre 2023)

PS Les photos non taguées sont de l’auteur.